Henry Jacques Le Même, villégiature et patrimoine
Par Bernard Toulier
Conservateur général du patrimoine, Direction générale des patrimoines, Ministère de la culture et de la communication. Responsable du programme Architectures de la villégiature, Centre André Chastel, CNRS.
Faisant suite à la villégiature médicale et ludique des stations thermales et balnéaires, celle des stations alpines est directement liée à l’invention des sports d’hiver puis du ski alpin. Elle bouleverse le développement touristique fondé jusque-là essentiellement sur l’alpinisme pratiqué durant la saison d’été.
La création de stations de montagne comme Megève dépend des innovations techniques portant sur les modes de transport et d’accès au domaine skiable et aux champs de neige. Réservées à l’origine à l’élite sportive d’une bourgeoisie cosmopolite, l’architecture reprend en grande partie les procédures financières et économiques en place depuis le Second Empire dans les autres types de villégiature. Ces stratégies sont bien connues des différents réseaux de sociabilité des premières générations de pionniers dont fait partie le jeune architecte Henry Jacques Le Même, dès le début de sa carrière à Megève.
L’inventeur d’une villégiature de montagne
L’industriel parisien Adolf Beder, administrateur de la station de Pouges-les-Eaux avait eu l’occasion d’apprécier les talents de Le Même pour la réalisation des décors du théâtre du casino de cette station thermale. Beder est également administrateur de la Société Française des Hôtels de Montagne (SFHM), créée en 1919 par le banquier et baron Edmond de Rothschild à l’instigation de sa belle-fille la baronne Noémie de Rothschild, pour lancer financièrement la jeune station de sports d’hiver de Megève fondée par Mathide Lefournier, en achetant 24 hectares de terrain sur le Mont d’Arbois. Beder, ami de la famille Le Même, conseille à l’architecte à la santé fragile de s’installer à Megève. À Noël 1925, Le Même arrive à Megève et reçoit aussitôt sa première commande de construction d’une “ferme savoyarde” pour l’usage personnel de Noémie de Rothschild, à établir sur une des parcelles de terrain du Mont d’Arbois lotie par la SFHM.
Achevé en 1927, ce chalet en forme d’hôtel particulier, ou encore le chalet contemporain édifié pour la princesse Angèle de Bourbon, lui serviront de carte de visite pour ses premiers clients hivernants, sportifs et cosmopolites, à la recherche d’un confort raffiné. Cette clientèle jeune, élégante et cultivée est sensible aux avants-gardes esthétiques de l’architecture moderne comme aux influences vernaculaires européennes dont sont nourries les réalisations.
Avec ses nouvelles “maisons des Alpes”, l’architecte répond aux programmes de sa clientèle, fortunée et mondaine, d’origine aristocratique ou bourgeoise mais s’adapte également à des programmes plus modestes, en accord avec la vie sportive, qui le conduisent à développer son concept de chalet du skieur.
Sa notoriété et son savoir-faire avec les entrepreneurs et les artistes lui valent la confiance de nombreux commanditaires qui lui confient également leurs projets d’hôtels, cafés et restaurants, de dancings et de boutiques de luxe pour la nouvelle station sportive alpine, mais aussi de préventoriums, de maisons-pensions pour enfants et, en association avec Pol Abraham, de sanatoriums élevés sur le Plateau d’Assy, adaptés à la villégiature médicale à caractère curatif ou préventif pour la lutte contre la tuberculose.
La “fabrique du patrimoine” d’Henry Jacques le Même
L’architecte est soucieux de transmettre son héritage, dans ce milieu de villégiature où la spéculation immobilière est toujours galopante. Les transformations imposées par la clientèle mais aussi les normes de construction se renouvellent sans cesse sous ses yeux. Il voit se dénaturer ainsi peu à peu une partie de son oeuvre, dont les bâtiments disparaissent parfois sans même de permis de démolir.
À partir des années 1980, il ouvre ses archives et sa maisonatelier aux chercheurs de l’École d’architecture de Grenoble, Michèle Prax, Françoise Very et Pierre Saddy. Une première monographie est éditée dans la collection Archives par l’Institut français d’architecture en 1988. Ces recherches ouvrent la cadre de longues négociations sur l’avenir des archives de l’agence qui sont déposées au centre des Archives d’architecture du XXe siècle à Paris en novembre 1992.
En 1994, un autre contrat d’étude du Ministère de la Culture à l’Institut Français d’architecture, portant sur l’inventaire topographique de la ville de Megève, réalisé par une équipe du laboratoire de recherche sur Les Métiers de l’Histoire de l’Architecture de l’école d’architecture de Grenoble, permet une recension plus systématique de toutes les oeuvres mégevannes de Le Même.
En 1999, une seconde monographie luxueuse, centrée sur ses réalisations entre 1925 et 1950 à Megève, est à nouveau éditée par l’Institut Français d’architecture, sous la direction de Maurice Culot, et publiée avec le soutien financier de Mme Henry Jacques Le Même.
Parallèlement, l’architecte souhaite un moment faire don de sa maison-atelier de Megève, construite en 1928-1929 afin qu’elle soit consacrée à des activités liées à l’enseignement de l’architecture. Elle sera finalement inscrite au titre de la loi sur les Monuments Historiques le 12 juillet 1995, de son vivant et à sa demande, mais le classement lui est refusé deux ans plus tard. Après son décès, d’autres protections interviennent sur des édifices menacés, l’école en bois de Ronchamp (inscription M. H. du 09/11/2000, puis classement le 10/10/2008) puis le sanatorium Martel de Janville à Passy, en cours de reconversion (inscription M. H. du 15/05/2008).
En 2003, de nombreuses constructions de l’architecte Henry Jacques Le Même sont signalées sur la liste nationale des oeuvres remarquables labellisées au titre du Patrimoine du XXe siècle en Rhône-Alpes 4. Outre les deux bâtiments ci-dessus déjà protégés au titre des Monuments historiques, figurent les chalets La Croix des Perchets (1928), Le Grizzly (1932) et Le Cairn (1942) à Megève, et d’autres oeuvres conçues en collaboration comme les sanatoriums Praz-Coutant (1926), Guébriant (1933) et Geoffroy Martel de Janville (1935- 1937) à Passy, ainsi que les églises Notre-Dame à Fourneaux (1950) et Notre-Dame de l’Assomption (1951) à Modane.
Plus récemment, les institutions locales ont pris le relais de l’Institut Français d’architecture pour valoriser cette nouvelle architecture de villégiature à la montagne et sensibiliser la population. Le service de l’Inventaire général du Patrimoine culturel de la région Rhône-Alpes, avec la collaboration de l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble, est l’éditeur de deux ouvrages sur les stations de sports d’hiver alpines qui donnent la première place à l’architecture pionnière d’Henry Jacques Le Même, particulièrement innovante sur la maison individuelle.
Parallèlement le Conseil d’architecture d’urbanisme et de l’environnement de Haute-Savoie poursuit son oeuvre pédagogique en produisant un livret “d’itinéraire touristique” sur Megève et Henry Jacques Le Même, dans une série illustrant les stations alpines remarquables.
Vingt ans après une première exposition Henry Jacques Le Même architecte à Megève, le CAUE de Haute-Savoie propose un nouvel éclairage sur l’oeuvre de Le Même dans cette exposition itinérante.