L’architecture de Henry Jacques Le Même
Dans le cadre d’une exposition consacrée à Henry Jacques Le Même, la relation entretenue par son architecture avec le site est une question d’importance, même si ce sujet est délicat à plusieurs titres.
En effet il nous confronte à une forme d’anachronisme, dans la mesure où son objet n’est pas formulé strictement selon ces termes à l’époque où cet architecte est actif, si ce n’est à la toute fin de sa carrière; son travail s’inscrit majoritairement dans une période du XXe siècle où de nombreuses composantes de cette relation sont réinterprétées, modifiées, voire fondées.
En outre les territoires de montagne se proposent comme des enjeux particuliers pour les projets d’architecture ou de génie civil, que ce soit sur le plan du régionalisme auquel ils renvoient, ou sur celui des expériences diverses auxquelles le XXe siècle les expose (énergie hydroélectrique, infrastructures, systèmes téléportés, développement des stations, etc.), ou encore sur le plan de leur topographie et de leur climat, avec les interrogations spécifiques qui en découlent. Enfin, si je m’appuie sur les échanges que j’ai pu avoir avec Le Même à partir de 1984, il ne me semble pas que cette question soit fondatrice (ou première) dans son approche du projet, hormis si l’on comprend le site dans l’acception plus large et plus actuelle de milieu ou d’environnement. Ajoutons enfin à ce constat le fait que cet architecte ne s’impose pas, personnellement, en homme de bouleversement ou de théorie.
La lecture de la communication qu’il prononce en 1983 à l’Académie des Beaux-Arts en hommage à son maître Émile-Jacques Ruhlmann, permet de mieux comprendre ce quia façonné la formation préalable de Le Même, donc le sens ultérieur de son métier. À travers les mots dont il use pour rendre compte du caractère décisif de son expérience chez Ruhlmann et dresser le portrait de son “patron”, il faut lire, entre les lignes, non seulement ce qui forme les enjeux de son futur travail d’architecte, mais aussi les traits de sa propre personnalité.
Ainsi, on pourrait retranscrire à son égard presque mot pour mot les propos qu’il utilise pour décrire Ruhlmann :
“un petit homme élégant, affable, d’une extrême sensibilité, avec un regard dont l’acuité reflétait la vivacité de sa pensée, une nature ardente, enthousiaste, s’intéressant à tout et soucieuse des moindres détails ; son talent dont il avait conscience, n’altérait pas sa modestie naturelle, si bien qu’il était attentif aux idées de ses collaborateurs et qu’il pouvait avoir parfois une réelle admiration pour certains de ses confrères et concurrents.”
Dans cette même contribution, Le Même dresse un panorama des années 1920 qui rend compte de la diversité de ses intérêts comme le suggère cette sélection de quelques citations :
“Le Corbusier venait de publier Vers une architecture dont nous nous délections”
“les bois gravés de Dufy m’entraînent à vous montrer les tissus d’ameublement qu’il avait conçus pour Bianchini et Férier”
“c’est La Sirène encore qui avait édité, toujours avec Dufy, Madrigaux de Stéphane Mallarmé, en avril 1923 la NRF publiait Eupalinos ou l’architecte de Paul Valéry, l’exemplaire que voici est habillé d’une sobre reliure en parchemin, de Pierre Legrain”
” la compagnie Pitoëff, arrivant de Genève, débutait également aux Champs Élysées”
“Darius Milhaud faisait partie du ‘ groupe des six ‘ avec Georges Auric, Poulenc, Arthur Honegger ; et ce dernier nous révélait : Pacific 231 [ … ] avant de nous faire entendre le 3 mai 1924 [ … ] le Roi David avec Jacques Copeau comme récitant.”
Ce bref rappel peut surprendre et paraître dévoyer le thème proposé pour cette courte contribution. Pourtant ce recul semble nécessaire dans la mesure où, c’est une hypothèse personnelle, Le Même ne cesse d’inscrire la réflexion sur le projet d’architecture dans un environnement culturel extrêmement raffiné et cultivé, dans lequel le site se propose plus (ou tout autant ?) comme terrain d’expression de cette sensibilité et moins comme lieu, au sens qui lui sera donné plus tard par des historiens comme Ch. Norberg-Schulz ou K. Frampton. Rappelons, pour le premier, l’approche phénoménologique et historique de l’art du lieu, le genius loci, et pour le second, la notion de régionalisme critique, montrant comment la question du lieu est devenue une interrogation majeure pour de nombreux projets d’architecture de la deuxième moitié du XXe siècle.
Ne nous méprenons pas, si Le Même ne théorise pas cette relation particulière avec le site, il sait ne pas ignorer les problématiques territoriales spécifiques de certains des emplacements qui lui sont confiés ; cela s’observe de façon précise à plusieurs reprises dont on peut citer deux projets différents construits à Megève. Dans le cas du garage et station service Orset (1950-58), réalisé sur une parcelle triangulaire, en limite du centre historique, Le Même propose, pour ce programme commercial difficile à intégrer en milieu urbain, un véritable signal placé à l’articulation entre le chef-lieu et la route nationale : l’auvent en projection sur le carrefour, la légère courbure concave de la façade frontale, l’inclinaison du toit mono-pente qui accentue l’effet d’élévation, tout ceci donne une forme d’urbanité publique à cet édifice-bloc.
En atténuant l’impact technique pour valoriser la dimension architectonique, l’architecte montre ici une compréhension et une maîtrise des composantes du site formant, à l’époque, l’entrée de la ville côté Val d’Arly. Lorsque l’on passe aujourd’hui encore en ce lieu, malgré le changement d’activité, l’architecture atteste toujours des enjeux assumés de façon simple et efficace.